Danielle HELME

 

 

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Seul ce qui est laid a de la grâce à ses yeux
par la vertu du moins onéreux.

Le Radin

portrait

Extrait : LE RADIN

Aubert pensait que seul ce qui est utile doit être possédé et seul ce qui est laid avait de la grâce à ses yeux, par la vertu du moins onéreux. Il avait une aversion pour le charme qui lui faisait préférer n'importe quelle laideur à un gain sonnant et trébuchant. Aussi regardait-il avec un dédain irrité tout ce qui avait du charme comme étant parfaitement futile. En quelque sorte, on pourrait dire que pour lui, le beau était vécu comme une insulte. L'absence de raffinement, de beauté, de glamour, de féminité était un atout qui le rassurait et lui inspirait confiance. Il ne se privait pas de pester devant de tels spectacles, opinion qu'il partageait avec le rigorisme des protestants orangistes de la Haute-Ardèche et de bien d'autres intégristes, religieux ou laïcs, politiques ou intellectuels.

***

Aubert dévale les escaliers, les deux mains dans les poches, il se dit : Je croyais avoir tout prévu des risques et des incertitudes à venir. Je me pensais à l'abri du besoin, pour toujours et je me retrouve comme un preneur de risques, amateur de hasard, de chance et de superstition. En traversant pour rejoindre sa Renault Clio, une grosse cylindrée passe au ralenti. Précisément, la Mercedes vue en arrivant. Un homme d'un certain âge au volant, le gros bonnet, se dit Aubert, qui traite avec les responsables à tous les niveaux et donne des pots de vin au syndic, sans doute aux associations de réinsertion, via la mairie. En plus, Monsieur, vient relever les compteurs, de manière habituelle et paisible.

Après avoir traversé le pont sur le Drac, Aubert fume toute fenêtre baissée, seule voiture arrêtée au feu rouge, une main crispée sur le volant, les muscles du dos noués partout. La route déserte et le ciel noir se confondent au noir de béryl de la montagne. Une ligne rectiligne, tracée par la lumière clignotante d'un avion, traverse l'espace. L'éclairage mobile s'évanouit, ainsi que la route devant lui, dans le virage. Il repense : Hé ! Ce n'est pas le moment de flancher… Les autres, eux ne sont pas du genre à regarder le paysage… Pas le genre à s'intéresser à la sauvegarde de la planète. Et si j'ai droit à toutes sortes de représailles… Que le groupe qui tient le business de stupéfiants dans mon immeuble me pousse… Jusqu'à ce que je sois obligé de lâcher mes appartements pour une bouchée de pain ? Tout l'argent économisé dans une vie de travail et de gestion attentive devrait partir en fumée ? Le temps presse… Demain, je prendrai rendez-vous avec les responsables, le syndic, le commissaire, les associations… Je vais les talonner.

Aubert entre chez lui. Véra et Anaïs rient aux éclats, toutes les deux en jean et ballerines noires. Aubert quitte son anorak, ça sent l'odeur de son enfance, l'odeur de la soupe de légumes et cela annule ses préoccupations. Il fait réchauffer la soupe dans une zone d'ombre, éclairée par les flammes bleues du gaz et la lumière de la seule ampoule au-dessus de la table. Avec Véra, ils se servent de concert. Il referme le couvercle, heureux de retourner à la normale. Subitement, il sent le stress, à ses mains moites, à l'odeur de transpiration. Il revoit les yeux du jeune dealer, ils sont là, présents et le transperce dans sa cuisine.


Interview de Danielle Helme par Brice Oriard.
Danielle Helme parle de son dernier roman "LE RADIN" paru aux
éditions de L'Amandier.

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